14

Sutton s’assit tranquillement dans le fauteuil et quarante années s’effacèrent de sa vie.

Car tout était comme s’il était revenu en arrière de quarante ans… jusqu’aux tasses de thé elles-mêmes.

Par les fenêtres ouvertes du cabinet du Dr Raven, on entendait des voix jeunes et le bruit de pas des étudiants qui passaient sur le trottoir. Le vent murmurait dans les ormes et c’était un bruit qu’il reconnaissait bien. Au loin, la cloche d’une chapelle tintait et une jeune fille riait de l’autre côté de l’allée.

Le Dr Raven lui tendit sa tasse de thé.

— Je ne crois pas me tromper, dit-il, et ses yeux pétillaient : Trois morceaux de sucre et pas de crème.

— C’est bien cela, dit Sutton, étonné qu’il s’en souvienne.

Mais se souvenir, se dit-il, c’était facile. Moi-même, il me semble être capable de me souvenir de presque tout. Comme si de vieilles collections d’habitudes avaient été conservées brillantes et bien astiquées dans mon esprit au cours de toutes ces années, en attente, comme un service d’argenterie auquel on tient, rangé sur une étagère, jusqu’à ce que vienne le moment de s’en servir de nouveau.

— Je me souviens de petites choses, dit le Dr Raven, de petites choses insignifiantes, comme le nombre de morceaux de sucre ou ce qu’un homme a dit voici soixante ans, mais moins bien des choses importantes… les choses qu’on s’attendrait à ce qu’un homme n’oublie pas.

Le manteau de la cheminée montait jusqu’au plafond et les armoiries de l’université ressortaient sur le marbre blanc poli avec le même éclat que le dernier jour où Sutton les avait vues.

— Vous vous demandez probablement, dit-il, pourquoi je suis venu.

— Pas du tout, répondit le Dr Raven. Tous mes étudiants reviennent me voir. Et je suis heureux de les revoir. Cela me rend très fier.

— Je me suis moi-même demandé pourquoi, reprit Sutton, et je crois que je le sais, mais c’est difficile à dire.

— Alors, n’allons pas trop vite… Rappelez-vous la manière dont nous procédions. Nous commencions à discuter à propos de telle ou telle chose et finalement, avant même de nous en rendre compte, nous atteignions le vif du sujet.

Sutton eut un rire bref.

— Oui, je me souviens. Des subtilités théologiques. Les différences essentielles en religions comparées. Dites-moi, docteur, vous y avez passé toute une vie, vous en savez plus sur les religions, terriennes et autres, que personne sur Terre. Avez-vous pu conserver votre foi ? N’avez-vous jamais été tenté de vous écarter des dogmes de votre race ?

Le Dr Raven posa sa tasse de thé.

— J’aurais dû le savoir, dit-il, que vous m’embarrasseriez. Vous le faisiez sans cesse. Vous aviez l’inquiétante capacité de tomber juste sur la question à laquelle il était difficile de répondre.

— Je ne vous embarrasserai pas davantage, dit Sutton. J’ai le sentiment que vous avez découvert certains points valables, sinon, pourrait-on dire, supérieurs, dans des religions extraterrestres.

— Vous avez trouvé une nouvelle religion ?

— Non, dit Sutton. Pas une religion.

La cloche de la chapelle continuait de tinter et la jeune fille qui avait ri s’en était allée. Les bruits de pas sur le trottoir s’étaient beaucoup éloignés.

— Avez-vous jamais eu, demanda Sutton, comme la sensation d’être assis à la droite de Dieu et d’entendre quelque chose que vous saviez que vous n’auriez jamais dû entendre ?

Le Dr Raven secoua la tête.

— Non, je ne crois pas avoir jamais eu cette sensation.

— Si vous l’aviez eue, qu’auriez-vous fait ?

— Je crois que j’aurais été aussi troublé que vous l’êtes.

— Nous avons vécu par la seule foi, depuis huit mille ans au moins et probablement depuis plus longtemps encore. Certainement plus longtemps encore. Car ce doit avoir été la foi, la faible lueur d’une certaine foi, qui poussa l’homme de Néanderthal à peindre les tibias en rouge et à placer les crânes de manière qu’ils fissent face à l’orient.

— La foi, dit doucement le Dr Raven, est un puissant moteur.

— Oui, puissant, dit Sutton, mais par sa force même, elle est notre propre aveu de faiblesse. L’aveu que nous ne sommes pas assez forts pour nous tenir debout tout seuls, qu’il nous faut un bâton pour nous appuyer, l’espoir et la conviction exprimés qu’il existe un pouvoir suprême qui nous viendra en aide et nous guidera.

— N’êtes-vous pas devenu amer, Ash ? Auriez-vous découvert quelque chose ?

— Pas amer, dit Sutton.

Quelque part, une pendule égrenait son tic-tac, soudain très fort dans le brusque silence.

— Docteur, demanda Sutton, que savez-vous de la destinée ?

— C’est étrange de vous entendre parler de destinée, dit Raven. Vous avez toujours été un homme qui n’était absolument pas enclin à s’incliner devant la destinée.

— Je veux parler de la prédestination, expliqua Sutton. Pas de la destinée abstraite, mais du fait réel, de la croyance réelle en la destinée. Qu’en disent les témoignages ?

— Il y a toujours eu des hommes qui crurent à la prédestination, dit le Dr Raven. Certains d’entre eux, semble-t-il, avec quelque justification. Mais, pour la plupart, ils ne l’appelaient pas destinée. Ils l’appelaient chance, ou intuition ou inspiration ou autrement. Il y a eu des historiens qui ont parlé de destinée manifeste, mais ce n’étaient que des mots. Simplement une affaire de sémantique. Bien entendu, il y a eu quelques fanatiques et d’autres qui crurent à la destinée mais pratiquèrent le fatalisme.

— Mais il n’y a pas de preuve, dit Sutton. Pas de preuve réelle d’une chose appelée destinée. Une force réelle. Une chose vivante, essentielle. Quelque chose qu’on peut toucher du doigt.

— Aucune que je connaisse, Ash. La destinée, après tout, n’est qu’un mot. Ce n’est pas quelque chose qu’on puisse établir comme un fait. La foi aussi, à une époque, peut n’avoir été rien de plus qu’un mot, comme la destinée aujourd’hui. Mais des millions de gens et des milliers d’années en ont fait une force réelle, une chose qui peut être définie et invoquée, et une chose qui fait vivre.

— Mais les intuitions et la chance, protesta Sutton, ce ne sont que des circonstances dues au hasard !

— Elles pourraient être de faibles signes de la destinée. Des lueurs qui transparaissent. L’incidence d’un vaste flux du comportement des événements. On ne peut pas savoir, bien sûr. L’homme reste aveugle devant tant de choses jusqu’à ce qu’il en ait des preuves. Des tournants de l’Histoire ont tenu à une intuition. La foi inspirée d’un individu en son propre génie a changé le cours des événements plus de fois qu’on ne peut le compter.

Il se leva, s’approcha de la bibliothèque et rejeta la tête en arrière.

— J’ai, quelque part, un livre… dit-il. Vais-je le retrouver ?

Il le chercha mais en vain.

— Cela ne fait rien, reprit-il, je le dénicherai plus tard si cela vous intéresse encore. Il parle d’une ancienne tribu africaine qui avait une croyance bizarre. Elle croyait que l’esprit de chaque homme ou son âme ou son ego, ou quel que soit le nom que vous lui donniez, avait son semblable, son double, sur une lointaine étoile. Si je me souviens bien, elle savait même quelle étoile et pouvait la désigner dans le ciel nocturne.

Il se détourna de la bibliothèque et fixa son regard sur Sutton.

— Ce pourrait être cela la destinée, vous savez, dit-il. Oui, ce pourrait bien être cela, après tout.

Il traversa la pièce, pour aller se placer devant la cheminée les mains derrière le dos, sa tête à la chevelure argentée un peu inclinée de côté.

— Pourquoi vous intéressez-vous tellement au destin ? demanda-t-il.

— Parce que j’ai découvert le destin, dit Sutton.

Dans le torrent des siècles
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